Jung versus Freud





À partir de 1906, Freud entretient une correspon­dance régulière avec Carl Gustav Jung, plus jeune que lui, descendant d’un illustre alchimiste de Mayence et petit-fils d’un médecin, Grand Maître de l’ordre des maçons suisses. En 1907, les deux hommes se rencontrent, mutuellement séduits. Freud fonde de grands espoirs sur celui qu’il appelle, par courrier, mon cher fils et suc­cesseur. Jung possède en effet un atout maître.
Les premiers psychanalystes autour de Freud sont tous juifs; Jung ne l’est pas. En outre, il est psychiatre; c’est donc une recrue de choix. Jung adore Freud, il le vénère religieusement, et ce religieusement contient tout leur malheur. Freud a beau expliquer qu’il n’est pas fait pour être adoré, la belle amitié commence à se fissurer -une de plus. Ils iront ensemble à New York, à bord du George Washington. C’est là que Jung aurait entendu Freud lâcher sa célèbre apostrophe: Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste, confidence que Jung glissa plus tard à Jacques Lacan. Jung a le plus grand mal à reconnaître l’existence du désir sexuel refoulé, lui préférant les traces mnésiques des mythes universels. Lorsqu’il entend parler de spiritua­lité,Freud rechigne aussitôt; or Jung, bon protestant, en est imprégné.

Sur la sexualité infantile, ils sont en désaccord: pour Freud, c’est le socle de la psychanalyse; pour Jung, elle est biologiquement inadmissible. En 1911, quand Jung publie Transformations et Symboles de la libido, Freud mélange critiques et éloges. Trop tard. Aux yeux du Jung, Freud est névrosé.
La preuve? Elle est extraordinaire. Au cours d’une vive conversation entre psychanalystes du groupe, quand Jung prend la défense du pharaon Aménophis IV, soutenant qu’il fut un génie révolutionnaire religieux et non pas simplement un fils rebelle à son père, Freud, qui n’est pas partie dans le propos, Freud, simple témoin, perd connaissance. Épouvante devant son fils qui se rebelle sous ses yeux? Possible. Freud ne tomba éva­noui que deux fois dans sa vie: la première lorsque une patiente faillit mourir d’hémorragie, la seconde lorsque Jung défendit Akhenaton.
Nous sommes en 1912. L’Homme Moïse date de 1939. Comme on voit, il est difficile de séparer l’histoire de l’Inconscient de celle des querelles entre psychanalystes. Mais que l’inconscient sème la zizanie dans la cour derécréation (de re-création) n’est pas fait pour nous surprendre. Bref, rupture. Jung prend son envol. Apparaissent dans le vocabulaire de la psychanalyse des termes comme psyché, l’âme en grec; plus encore, les mots latins animus-anima, part masculine et part féminine de tous les êtres humains. Ce glissement sémantique n’a l’air de rien; après tout, dans psychanalyse, on trouve la racine psyché. Mais Freud ne parle pas de l’âme comme d’un concept. De même, animus-anima correspond très bien au concept de bisexualité, que Freud a repris à Fliess, l’ancien ami. Pour autant, Freud ne parle jamais d’une complémentarité indispensable … 

Peu à peu, Jung élabore une théorie de la psychanalyse qui ne rejette pasl’idée d’inconscient mais la refonde tout autrement. Pour Freud, dès cette époque, l’inconscient est un système très précis, avec ses caractéristiques. L’incons­cient ignore la contradiction, le temps, la logique d’Aristote, et il possède une capacité considérable à déplacer et condenser images et affects. Il n’a donc aucun rapport avec la réalité extérieure, qu’il mine dès la naissance, posant pétards et bombes à retardement. Voilà pour son fonctionnement. Ignorant le temps, l’inconscient conserve dans l’oubli du refoulement des événements majeurs ou minuscules, tous d’origine sexuelle, et qui réapparaissent au cours de la vie sous forme de conver­sion somatique. D’où l’importance de la sexualité infan­tile et de sa remise en mémoire dans la cure: une fois mémorisé, l’événement traumatique, mineur ou majeur, n’a plus la même nocivité.
Jung, lui, va chercher le fonctionnement de l’in­conscient dans ce qu’il appelle archétype: universel, l’archétype est une machinerie symbolique détermi­nante. De ce fait, à cause de son universalité, l’archétype suppose que l’inconscient soit collectif. C’est tout natu­rellement que Jung ira puiser ses sources documen­taires dans l’alchimie, l’occultisme, l’histoire des religions, l’Inde surtout. À l’inverse de Freud, il ira s’im­merger dans la jungle hindoue- mais à l’inverse de Freud, Jung n’est ni sobre, ni timide, ni philistin, ni juif. C’est un grand et bel homme inspiré et fougueux, entouré d’une famille et d’une épouse fidèle qu’il trompe avec ses patientes. Rien ne peut l’arrêter, et c’est ainsi qu’on lui doit une exploration magnifique des symboles du monde.Un jour, Freud, se promenant avec son cher Jung, lui avait fait promettre de ne jamais céder sur la sexualité, et d’édifier autour d’elle un rempart contre le fleuve de boue de l’occultisme. Jung en fut très surpris, et ne suivit pas ces recommandations.

C’est très intéressant, cette affaire d’occultisme. Juif assimilationniste, Freud était guidé par les Lumières de la Haskala, le courant rationaliste juif. Au contraire, en héritier rebelle d’une illustre famille protestante, Jung cherchait à plonger dans l’ombre du mystère, à l’instar de son aïeul alchimiste. En 1913, ayant rompu toute relation avec Freud, Jung s’abandonne aux aventures de l’âme en datant solennellement le début de son exploration du 12 dé­cembre 1913.
En 1921, il publie Les Types psycholo­giques, dont le titre, à lui seul, évoque l’ambition de classer l’humanité selon certains critères: la pensée, l’intuition, le sentiment, la sensation, clef de répartition des humains. Conformément à la ligne de rupture avec son maître Freud, Jung réfute l’infantile au profit de l’actuel, de sorte que le thérapeute a pour fonction de rétablir le renouvellement au présent, et sans heurts. Le thérapeute se doit d’être avec son patient, au cœur du drame, sans neutralité, pour l’accompagner dans un dépassement qui, par-delà l’ego plonge dans la psy­chologie analytique, dite également des profondeurs. La psychologie analytique jungienne s’apparente à une initiation: si le rêve demeure la voie royale d’ex­ploration, il permet d’approfondir des niveaux différents de conscience, en abordant d’abord lapersona -le masque social du théâtre, puis l’ombre menaçante où règne l’inconscient. Les parents sont les archétypes qui se présentent au premier rang; mais à la différence de Freud, Jung ne conçoit pas l’image des parents comme référents de vrais pères et mères dans une vraie vie, mais comme des caches renvoyant à des images plus archaïques encore. Ainsi trouve-t-on pour finir l’anima, puissance de désordre et de chaos, peu à peu conjointe à l’animus, puissance d’ordre et d’harmonie, pour former dans l’ima­ginaire intérieur l’équivalent de l’androgyne initial. Jung conçoit une thérapie desti­née à donner du sens à la souffrance de l’âme. C’est sans doute sur ce point qu’il est le plus radicalement opposé à Freud. Pour ce dernier, la mise en lumière de l’inconscient ne peut s’accompagner de directives: c’est au patient, et à lui seul, de se débrouiller avec ses découvertes.
Pour Jung, l’universel est suffisamment étayé pour que le thérapeute, partie prenante du pro­cessus, puisse orienter le patient vers le sens absolu. Ce processus de don du sens s’appelle l’individuation: de même qu’un chaman guide l’esprit du malade vers la guérison à travers un chemin initiatique, de même le chaman Jung signale les poteaux où s’inscrivent les symboles de la Voie -l’arbre, symbole de la totalité, le joyau (au sens bouddhique du terme), le mandala, la pierre cubique, etc. L’âme s’en va vers quelque chose qui ressemble à Dieu, même si le thérapeute ne peut stric­tement rien en dire.

Si Freud se méfiait du fleuve de merde de l’occultisme, c’est qu’il y pressentait l’irrationnel. Il s’en méfiait d’au­tant plus qu’il était fortement tenté d’y succomber: fasciné par la télépathie, hésitant devant le paranormal, il se souvenait de l’irrationalité apparente des grandes crises hystériques, dont Charcot faisait la brillante démonstra­tion, pour ne pas avoir désiré y aller voir.
Mais Charcot avait ses repères: la misère du peuple [les beaux textes de Charcot sur ce “point” devraient bien être réédités], la chose génitale. À l’in­verse, Jung n’a pas d’autres repères que le profond romantisme de l’âme attirée par les profondeurs: survit dans l’individuation celui qui, avec la participation active du thérapeute, parvient à un degré d’acceptation consen­tante comparable au stoïcisme, ou à l’abandon des jan­sénistes. De cette acceptation sereine à la fureur déchaînée, il n’y a qu’un pas, ce que Freud pressentait.
À l’époque où Jung consolide son système de pensée, il n’est pas le seul à chercher dans l’occultisme un mode de survie. Les grands inspirés étaient fort à la mode. Prenons par exemple le cas de Hermann von Keyserling, aristocrate allemand né en Livonie et mort en 1946. C’est un grand voyageur. Son premier livre, Journal de voyage d’un philosophe, publié en 1919, connaît un tel succès que son auteur fonde en 1920 une école de sagesse. Dans le droit fil du romantisme allemand, il préconise une compréhension active du cosmos spirituel uni­versel, qu’il a rencontré en Chine, en Inde, au Japon et en Amérique. Et comme tant d’autres avant et après lui, Keyserling classe les nations en grands types. Si l’Amé­rique traite l’économique comme une machinerie, seule l’Allemagne est capable de traiter l’économique comme un organisme vivant. En 1941, en s’inspirant de Jung, Keyserling accouche des idées de l’âme nationale, du Sang, de la Race, du Sol habité et humanisé, de l’enracinement enfin des traditions qui conduiront certainement à des réalisations sur le plan des faits matériels.
Une gardienne du camp de Bergen-Belsen, 1945
Jung eut largement le temps de prendre la mesure du nazisme, qu’il cautionna de toutes ses forces. En 1933, l’année de l’arrivée de Hitler au pouvoir, le docteur Mathias Goering, cousin du maréchal Hermann Goering, fonda laSociété allemande de psychothérapie. Jung en assuma la présidence, et fut l’éditeur de la revue de ladite société.
En 1934, dans l’un des premiers numéros, Jung écrit ceci: Les Juifs ont cette particularité commune avec les femmes: étant donné qu’ils sont physiquement plus faibles, ils attaquent par les failles que présente l’ar­mure de leur adversaire … C’est aussi de l’expérience d’une culture très ancienne que leur vient cette capacité à cohabiter consciemment avec leurs propres défauts, et d’avoir à leur égard, une attitude tolérante, alors que nous, nous sommes si jeunes que nous avons encore des illusions sur nous-mêmes … Le Juif, individu relati­vement nomade, n’a jamais produit et ne produira cer­tainement jamais une culture qui lui soit propre, puisque tous ses instincts et ses dons ont besoin, pour se déve­lopper, d’un peuple plus ou moins civilisé qui l’accueille … L’inconscient aryen a un potentiel plus élevé que le Juif.Immédiatement mis en cause Jung persiste et signe un an plus tard -à cette époque, les lois anti-juives sont appliquées en Allemagne depuis deux ans: La race juive comme un tout -du moins selon mon expé­rience- possède un inconscient que seulement avec beaucoup de réserves on peut comparer à l’inconscient aryen. À l’exception des individus créatifs, le Juif moyen est trop conscient et trop différencié pour faire sien l’avenir qui n’est pas encore né. L’inconscient aryen (sic) a un plus grand potentiel que celui du Juif … Selon moi [Jung], ce fut une grave erreur d’appliquer indistinctement des catégories juives de psychologie médicale à la chré­tienté germanique et nordique. C’est ainsi que le secret le plus précieux du peuple germanique -la profondeur intuitive et créative de son âme- fut expliqué comme s’il se fût agi d’un infantilisme banal. S’ensuit un vibrant éloge du national-socialisme qu’on se dispensera de citer.
Quand commença la catastrophe? Quand Jung a plongé dans les racines psychiques de l’alchimie? Non, les alchimistes étudièrent la Kabbale avec passion. En cherchant les arché­types universels? La fameuse jungle hindoue n’est pas plus inno­cente que n’importe quelle savane, n’importe quelle prairie.
Elle possède une caractéristique qui persiste encore aujourd’hui, malgré son abolition constitution­nelle en 1950: le système des castes. Tel qu’il fut insti­tué à l’origine, il repose sur le concept de pureté décroissante selon la naissance: brahmane, guerrier, marchand sont les trois parties hautes d’un orga­nisme dont les serviteurs forment la masse, la partie basse. Mais sous les pieds de ce corps imaginaire -celui du dieu Brahma le créateur- végète et grouille l’espèce des sous-hommes, qu’on connaît sous divers noms en Europe: intouchables, parias, enfants de Dieu selon le Mahatma Gandhi, ou Dalit,l’appellation politique actuelle. L’équilibre tient d’un côté à la parfaite pureté du brahmane au sommet de la pyramide, et de l’autre aux serviteurs utiles. Les sous-hommes -c’est-à-dire la majo­rité des Indiens -n’ont aucune appartenance humaine dans l’hindouisme strict. Voilà qui plut énormément aux nazis: l’hindouisme offrait le modèle de ces Untermenschen, à traiter comme des animaux.
Tel est  le pauvre monstre qui rôde dans la jungle hindoue. Mais il a ses chasseurs, situés au cœur même du danger. Ce contrepoison porte le nom de secte. Le brahmane -ou désormais n’im­porte quel membre des hautes castes- peut se reti­rer du monde, célébrer ses propres funérailles, et, même marié et père de famille, vivre en renonçant. Renoncer signifie se libérer du système des castes.
Cartier-Bresson
De cette trouée perverse au cœur du pire totalita­risme social est née, à travers les siècles, la démocra­tie indienne, parce que l’hindouisme tolère le sectaire, c’est-à-dire le renonçant aux lois de l’hin­douisme. Le sectaire, qui peut à l’oc­casion fonder sa propre secte sous condition qu’elle soit contraire au système des castes, emporte dans sa définition même la valeur opposée à celle qu’on lui donne en Europe. Sectaires, en ce sens, furent le Mahatma Gandhi, Ramakrishna. Sectaire fut l’Eveillé! Tous trois hindous à l’origine. [Et le christianisme? Une secte, on l’espère bien, qui n’arrête pas de se prendre pour une religion].
Jung a ignoré le trou du renonçant, la case vide, le signifiant zéro, le sévère formalisme libérateur [sur ce dernier point Foucault par exemple: Dits et Ecrits, II, 361]. Si Freud manqua de discernement politique, Jung s’acoquina avec ceux qui firent la Shoah. Selon certaines rumeurs, le dossier contre Jung détenu par le Foreign Office aurait été assez lourd pour qu’on ait pensé un instant le juger comme criminel de guerre. Selon ses défenseurs, pour avoir vainement tenté de faire évader Freud, Jung aurait été mis sur la liste de morts des nazis. Toujours est-il que rien n’arriva à Jung; stric­tement rien.
[Il avait été une importante interface entre les fascismes américains et européens, alors …  silence] 

Nach der Katastrophe

Elisabeth Roudinesco:  Dès son arrivée au pouvoir, Hitler mit en œuvre la doctrine national-socialiste, dont la thèse centrale visait à l’extermination des Juifs d’Europe, assimilés à une race inférieure. Ce programme s’appliquait à tous les hommes considérés comme tarés ou gênants pour le corps social. Ainsi l’homosexualité et la maladie men­tale furent traitées comme des équivalents de la judéité. En 1939, desInstituts d’Euthanasie furent mis en place pour exécuter, au moyen de poisons divers, trois catégories de personnes: 1) Les malades souffrant de troubles mentaux ou neurologiques: schizophrènes, déments séniles, épileptiques, etc… 2) Les patients hospitalisés depuis cinq ans 3) Les aliénés crimi­nels, et tous les sujets visés par la législation raciste. C’est dans l’ancienne prison Brandenburg-Havel, transformée enInstitut d’euthanasie, qu’eut lieu en janvier 1940 le premier essai de mise à mort par le gaz visant à démontrer la supériorité de ce procédé sur les drogues et autres techniques habituellement employées. Dans ce contexte, les artisans de la nouvelle médecine du Reich ajoutèrent à leur programme la destruction de la psychanalyse, de son vocabulaire, de ses concepts, de ses œuvres, de son mouvement, de ses institutions, de ses praticiens.
En 1933, Ernst Kretschmer, psychiatre allemand, hostile au régime, démissionna de la direction de l’Allgemeine Artzliche Gesellschaft fur Psychotherapie (AAGP). Fondée en 1926, cette association, dont le siège se trouvait à Zurich, avait pour but d’unifier les différentes écoles de psychothérapie européennes sous l’égide du savoir médical. Une revue, le Zentralblatt fur Psychotherapie, créée en 1930, servait d’organe de diffusion à l’AAGP. Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la branche allemande de la société et le Zentralblatt, édité à Leipzig, furent contraints à la nazification, sous la houlette de Göring (le cousin du Maréchal). C’est alors que les psychothérapeutes allemands, soucieux à la fois de plaire au régime et de maintenir leurs activités nationales et européennes, demandèrent à Jung de prendre la direction de l’AAGP. Désireux d’assurer la domination de la psychologie analytique sur l’ensemble des écoles de psychothérapie, il accepta cette présidence. Il prétendait pouvoir depuis Zurich, protéger à la fois les thérapeutes non médecins et les collègues juifs qui n’avaient plus le droit d’exercer. En réalité, il avait été choisi par les praticiens allemands à cause de la confiance qu’il inspirait aux promoteurs de la psychothérapie aryenne.
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Photographie spirite, fin du dix-neuvième siècle
Il commença dès lors à  publier des textes favorables à l’Allemagne nazie dans le Zentralblatt aryanisé, dont il était devenu le directeur de publication. Le premier parut en 1933: Jung prônait une conception classique de la différence entre les races et les mentalités, chacune d’entre elles étant dotée, selon lui, d’une psychologie spécifique. La différence entre la psychologie germanique et la psychologie juive ne doivent plus être effacées. Il ne s’agit pas là, bien entendu, et j’aimerais que ce soit formellement entendu, d’une quelconque dépréciation de la psychologie sémite … 
Jung cherchait à prouver que le différencialisme qu’il défendait n’avait aucun rapport avec le racisme différentiel du national-socialisme. Il perdait son temps! Dans le même numéro du Zentralblatt, Göring prononçait un vibrant éloge de Mein Kampf tandis que Walter Cimbal proposait, au nom des thèses jungiennes, de promouvoir en Allemagne un véritable programme antisé­mite de nazification de la psychologie et de la psychothérapie. Au lieu de démissionner dès ce premier affront, Jung poursuivit dans la même voie. Dans une lettre à Cimbal, du 2 mars 1934, il accusa Göring d’avoir commis une grave erreur tactique en mettant ainsi sous le nez des abonnés étrangers un manifeste concernant la politique intérieure allemande. Il ne contestait pas le contenu de ce manifeste.
Si Jung accepta cette collaboration, c’est parce que sa conception de l’in­conscient s’accordait en grande partie à celle prônée par les artisans de la psychothérapie aryanisée. Après la rupture avec Freud, Jung créa une terminologie fort différente de celle de la psvchanalyse. En 1913, il abandonna d’ailleurs ce mot, réservé au freudisme, pour celui de psychologie analytique. Six ans plus tard, il forgea la notion d’archétype, qu’il ne cessa ensuite de développer, pour désigner une forme préexistente inconsciente qui détermine le psychisme tout en produisant une représenta­tion symbolique. Celle-ci apparaît dans les rêves, l’art ou la religion. Forme vide, semblable à la structure d’un mythe, l’archétype jungien est une image primordiale, de nature instinctuelle, ne pouvant jamais accéder à la conscience. Il ne ressemble en rien à l’inconscient freudien, matérialiste et pulsionnel, habité par une dynamique du refoulement et de la libido. Il appartient autant au règne de la transcendance, du stéréotype, de l’inné ou de l’hérédité qu’à celui de la psychose. 
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Chaman Huichol, années 30
Jung regardait le psy­chisme individuel comme le reflet de l’âme collective des peuples. Autrement dit, loin d’être un idéologue de l’inégalité des races, à la manière de Vacher de Lapouge ou de Gobineau, il s’affirmait comme un théosophe à la recherche d’une ontologie différentielle de la psyché. Aussi voulait-il élaborer une psychologie des nations, capable de rendre compte à la fois du destin de l’individu et de son âme collective. Il divisa l’archétype en trois instances: animus(image du masculin), anima (image du féminin), Selbst (le soi), véritable centre de la personnalité. Les archétypes for­maient donc, selon lui, la base de la psyché, sorte de patrimoine mythique propre à une humanité organisée autour du paradigme de la différence.
Cette représentation de la psyché englobait la théorie des types psychologiques c’est-à-dire des caractères individuels. Jung les modela en 1921 à partir de l’alter­nance de l’introversion (repli sur soi) et de l’extraversion (énergie psychique tournée vers l’objet extérieur). Quant au processus d’individuation, central dans sa pensée depuis 1916, il le définissait comme la manière dont l’être humain devient auto­nome à travers une série de métamorphoses qui le conduisent à l’auto-réalisation de ce que le soi possède de plus intime. Avec cette notion d’archétype, Jung s’écartait donc radicalement de l’universalisme freudien, même s’il prétendait retrouver l’universel dans les grandes mythologies humaines et dans le symbolisme alchimique ou ésotériste. L’archétype était sans doute plus proche du pattern des culturalistes américains que du différencialisme racial du national-socialisme. Mais, dans le contexte historique de l’avènement du nazisme en Allemagne, les deux thèses se rapprochaient.
La parution du premier article de Jung dans la Zentralblatt provoqua un scandale chez ses collègues suisses. Jung aurait pu alors prendre conscience de l’engrenage dans lequel il se trouvait. Au lieu de quoi, il répondit par deux articles publiés dans le même journal en mars 1934. Il se compara à Galilée et à Einstein, martyrs de la science, et désavoua, non pas le contenu des articles de Cimbal et de Göring, mais leur stratégie éditoriale. Surtout, il réaffirma son adhésion pleine et entière aux thèses de la psychologie des nations, tout en rejetant la psychologie uniformisante de Freud et d’Adler: l’universa­lité engendre la haine et l’amertume des opprimés et des incompris.
A la suite de la polémique Jung commença à se sentir persé­cuté. Il se mit alors à reprocher aux Juifs d’être responsables de l’antisémitisme qui s’abattait sur eux. C’est dans ce contexte qu’il évolua vers une conception inégalitariste du psy­chisme archétypal [une évolution tout à fait inévitable: le spiritualisme ne peut mener que là. Tout à l’inverse, merveilleux paradoxe, du matérialisme de la mort de Dieu: Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné?].
Et si elles étaient vraies, les éternelles bergsonades, les parades de la bourgeoisie?  A tous les sens du mot parade.
Un noir chef d’oeuvre met en scène cette hypothèse particulièrement terrifiante, Les Autres, d’Aménabar. Telle est aussi la fiction exploratoire des beaux livres de Nathalie Rheims.  
Jusque-là, il s’était contenté d’un simple différentialisme. Mais, en avril 1934, il publia dans le Zentralblatt un long article intitulé Sur la situation actuelle de la psychothérapie dans lequel il faisait l’apologie du national-socialisme tout en affirmant la supério­rité de l’inconscient aryen sur l’inconscient juif. Tout en reprochant aux Juifs de fabriquer les conditions de leur persécution, Jung prétendit les aider à devenir de meilleurs Juifs, de vrais Juifs. Dans une lettre à son élève Gerhard Adler, du 9 juin 1934, il approuva l’idée de celui-ci selon laquelle Freud était en quelque sorte coupable de s’être détaché de son archétype juif, de ses racines juives.
Autrement dit, conformément à sa théorie, Jung n’acceptait pas le modèle freudien du Juif universaliste, du Juif sans religion, du Juif des Lumières [ou alors du Hopi, du Tchétchène, du Basque des Lumières …]. Il condamnait la figure moderne du Juif déjudaïsé coupable, selon lui, d’avoir renié sa nature juive: Quand je critique l’aspect juif de Freud, je ne critique pas les Juifs, mais cette condamnable capacité des Juifs à renier leur propre nature qui se manifeste chez Freud. Soucieux de ramener les Juifs sur le terrain d’une psychologie de la différence, Jung suivit avec attention l’évolution de ses disciples juifs exilés en Palestine. Grâce à la nouvelle terre promise, ils pourraient enfin devenir jungiens.
À partir de 1936, Jung songea à démissionner de la direction de l’AAGP et du Zentralblatt. Il le fit en 1940, lorsque la société fut placée, pour toute la durée de la guerre, sous le contrôle de l’Allemagne nazie. Le siège de celle-ci fut alors transféré de Zurich à Berlin. Jung changea d’opinion à l’égard de la psyché alle­mande. L’Allemagne devint alors, sous sa plume, la mauvaise Allemagne, véritable creuset de tous les maléfices qui dévastaient l’Europe. Quant à Hitler, idéalisé en 1933 sous les traits d’un magnifique éveilleur de l’âme germanique, il était désor­mais comparé à un sinistre charlatan, pantin de bois ou automate, véritable archétype de l’aryenneté allemande. Hitler était littéralement possédé par uneanima maléfique, d’essence germanique. Jung se retournait contre lui en utilisant les mêmes arguments que ceux qui avaient servi à les glorifier deux ans plus tôt. Véri­table serpent de mer, immergé dans le tourbillon de l’archétype, la psychologie de Jung aboutissait donc à l’impasse propre à toutes les formes de pensée communautariste, ethniciste, différentialiste. Elle projetait dans la figure de l’autre l’enjeu perpétuel d’une négativité qui oscillait entre l’inclusion symbiotique et l’exclusion radicale. Nulle forme d’altérité réelle ne pouvait émerger de ce cercle infernal.
Cette thèse de la faute collective, exprimée en 1945 dans Nach der Katastrophe et dans de nombreux échanges épistolaires, n’avait pas grand chose à voir avec la position d’un Adorno ou d’un Thomas Mann. Pour le grand écrivain anti-nazi, autrefois si proche de Freud, l’Allemagne ne fut jamais une entité archétypale mais un corps vivant, traversé de forces pul­sionnelles contradictoires. Au lendemain de la victoire des Alliés, Jung ne comprit pas les attaques qui pleuvaient sur lui. Comment aurait-il pu être coupable, lui qui avait à ce point condamné la mauvaise Allemagne? Pour répondre à ses détracteurs, il fit paraître en 1946 un court essai en langue anglaise dans lequel il reprenait certains de ses textes d’avant-guerre accompagnés d’une introduction et d’un épilogue: à aucun endroit du livre Jung ne dit explicitement que lui aussi eut un problème juif.
Jung ne se sentit pas responsable de ses actes parce qu’il avait éliminé de son sys­tème tout ce qui avait trait à la conception “occidentale” de la conscience. Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui accomplit sa réalisation: tels sont les mots qui ouvrent son autobiographie. À la différence de Freud, qui ne séparait pas l’incons­cient du processus de refoulement et faisait de l’homme un être coupable de ses désirs [donc responsable, donc libre, tel est bien sûr le sens du “péché originel”], Jung ne concevait pas l’idée d’une conscience pensante, fût-elle de nature inconsciente.


Un événement montre pourtant que Jung voulut se dédouaner de son passé. À l’occasion des conférences organisées à Zurich en 1946 par Hermann von Keyserling, lui-même théoricien d’une caractérologie des nations, il rencontra le rabbin Léo Baeck, qui avait échappé à l’extermination après avoir suivi sa communauté reli­gieuse à Theresienstadt. Connaissant le passé du psychologue, celui-ci refusa de se rendre dans sa maison de Kusnacht. Mais Jung alla le voir à son hôtel et à la suite d’une vive discussion, il prononça ces mots: C’est vrai, j’ai dérapé. Baeck rap­porta la conversation à Gershom Scholem et celui-ci accepta alors l’invitation que lui faisait Jung de participer aux rencontres Eranos à Ascona. Ainsi Jung fut-il racheté par le pardon que lui accorda le plus grand penseur de la mystique juive installé dans le futur état hébreu. Pendant des années, il put conti­nuer à réunir autour de lui, pour les rencontres Eranos, des savants, des psycho­logues et des historiens des religions, parmi lesquels Henry Corbin, Mircea Eliade ou Lancelot White. Son engagement dans une vaste réflexion sur les échanges pos­sibles entre les philosophies orientales et occidentales lui permit d’oublier le passé.
Jamais il ne sembla comprendre ce qu’avait été sa participation réelle au nazisme, jamais il n’abandonna sa psychologie archétypale, jamais il ne produisit le moindre commentaire sur le génocide des Juifs, et jamais il ne voulut reconnaître qu’il avait tenu des propos antisémites. Ce déni le conduisit à prendre une mesure insensée au sein du Club de psycholo­gie analytique de Zurich. En 1944, au nom de l’équilibre nécessaire entre les diffé­rents groupes humains, il décida de limiter à 10 % l’admission des membres Juifs et à 25 % celles des invités. Il instaurait en quelque sorte une politique des quotas qui ne faisait que révéler la véritable nature de la théorie des archétypes. Cette règle fut abolie en 1950. 
Peinture chamanique huichol
À partir du milieu des années 1980, au moment où, du côté des freudiens, émer­geaient de violents conflits sur la politique de Jones, les jungiens anglais et améri­cains, juifs ou non-juifs, souvent exilés ou fils d’exilés, commencèrent à examiner sérieusement les raisons de ce fameux dérapage.
Andrew Samuels [un Alain de Benoist anglo-saxon, et talentueux] joua dans cette affaire un rôle de premier plan. Membre éminent de laSociety of Analytical Psychology (SAP) de Londres, il consacra dix années de sa vie à l’élucidation de cette question. À travers de brillants articles, il démontra non seulement que la théorie de l’archétype était ancrée dans une typologie nationaliste, qui conduisait à l’antisémitisme et au nazisme, mais que Jung était comparable à Hitler dans sa politique de leadership face à la psychanalyse. Lui aussi se sentait menacé par les Juifs et par la crainte que la psychologie juive n’envahisse tout le champ des psychothérapies. Samuels exhorta les jungiens à faire le deuil de Jung et à se détacher définitivement du différentialisme et à la typologie des groupes pour accéder à la différence vraie.
Hélas! Loin de prôner le retour à un universalisme des Lumières, Samuels proposait l’adhésion à un nouveau culturalisme, sans pattern, ni archétype: une sorte d’éco­logie, capable de saisir l’essence même du différent, afin d’y retrouver l’essence du genre humain. Tel était à ses yeux le seul programme possible du post-jungisme et de la nouvelle psychologie analytique: s’ouvrir à l’altérité, à l’étranger, à l’ennemi, au marginal et donc aussi à l’adversaire le plus proche, à Freud et aux freudiens: Alors la psychologie analytique pourra allègrement renoncer à la table haute, au niveau des Etats-nations, car nous avons vu quel terrible désordre nous créons quand nous essayons de nous y asseoir … Nous devrions tâcher d’être là quand sera adoptée une Loi du Retour et que les petits groupes ethniques gagneront ou regagneront leur terre et nous devrions être partout où s’enflamme une Intifada[décidément, on ne peut pas s’en empêcher]. Nous, post-jungiens, nous avons à faire réparation: alors nous commencerons à aller vers les autres, et avec un peu de chance, ils vien­dront vers nous.
En voulant ainsi transformer le différentialisme raciste et xénophobe, en un culturalisme progressiste, généreux et subversif, Samuels prenait le risque de substituer à l’ancienne psychologie des peuples un nouvel ethnicisme communautariste. Culte immuable d’une psychologie de la différence …



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